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La bataille au Moyen-Age : Bouvines - 1214

Pierma
   Posté le 23-05-2008 ŕ 21:46:16   

En pensant à TL, qui vénère les époques où les hommes s'affrontaient en hommes (mouais... les goûts et les douleurs...) un aperçu donné par l'historien Georges Duby sur la bataille au Moyen-Age.

Nota : je l'ai déjà posté chez Kaedes.




Georges Duby nous parle de la bataille de Bouvines, 1214, où Philippe Auguste l'emporte sur une coalition hétéroclite, comprenant l'empereur - contesté - d'Allemagne, le comte de Flandres, Ferrand, et un troisième larron dont j'ai oublié le titre. Il s'agit d'un événement majeur dans la formation du royaume de France.

Son analyse détaillée dissipe bien des idées reçues sur la vision que l'on peut avoir des batailles de l'époque.

Entre autres :

- à cette époque les armées ne cherchaient pas la bataille. En effet, celle-ci étant considérée comme un jugement de Dieu, le perdant devenait infâme aux yeux de ses contemporains. Dieu avait désigné le vainqueur. (Othon allait y perdre son trône au profit d'un rival, et Jean sans Terre, qui finance l'opération, sera obligé de se réconcilier avec le pape et de lui faire soumission)

- on préférait donc la guerre, qui consistait à parcourir le territoire ennemi pour en piller les villes, occuper les châteaux, rançonner les nobles prisonniers...

- Dans une bataille, le but des chevaliers était de se distinguer en portant "des coups merveilleux", d'accomplir des actions d'éclat. Les affrontements entre chevaliers constituaient une sorte de tournoi exceptionnel. Chaque chevalier est entouré de ses "gens de pied", qui constituent sa défense rapprochée contre ceux d'en face.

- à ce propos, la généralisation des tournois à cette époque sert d'exutoire à la violence des seigneurs, et diminue le nombre des affrontements entre châteaux, comtés,... A l'inverse, l'honneur étant engagé et le tournoi ne donnant pas lieu à rançon, ceux-ci sont fréquemment d'une rare violence. Inutile de dire que l'église finit par s'en alarmer, estimant que... ces chevaliers feraient mieux d'aller mourir utilement en croisade. Son action aboutira à un minimum de "réglementation".


- l'action d'éclat entre toutes, dans la bataille, est de faire prisonnier le souverain adverse. Toute la disposition des troupes est pensée autour de la personne du roi. Fantassins devant, comtes et barons montés constituant sa garde rapprochée... Perdre son roi met évidemment fin à la bataille : Dieu a tranché. Sa fuite donne le même résultat.

- le nombre de tués parmi les chevaliers en armure est ridiculement faible, inférieur à une centaine dans chaque camp. Par contre Philippe Auguste ramasse un véritable pactole en capturant plus de 300 chevaliers, comtes, ducs... dont il distribue une partie à ses vassaux, et même aux villes ayant fourni les milices bourgeoises, qui se sont très bien comportées. Pour la première fois, on voit apparaître des fantassins non soldés, que leur ville délègue pour prouver sa fidélité et son attachement au roi.

Cette vision de la bataille comme un événement rare et décisif, où un roi peut perdre sa légitimité, se diluera pendant la guerre de Cent Ans, long conflit de légitimité entre le roi d'Angleterre et le roi de France, où l'on recherche donc la bataille pour trancher "définitivement" la querelle. Les batailles se banalisent, elles deviendront également plus meurtrières pour les chevaliers.

Bouvines devient ainsi la première victoire nationale, parce qu'elle est une victoire royale associée aux villes et à l'église de France (plusieurs évèques assistent à la bataille.) On voit apparaître les trois ordres, soutiens conjoints du monarque.

Nationale, aussi, parce qu'elle fonde une légitimité religieuse de Philippe Auguste à s'affirmer seule autorité sur son domaine - Dieu l'a voulu - qui lui permet de s'affranchir de la tutelle du pape. (A l'époque, la querelle sur le droit du pape à régner sur la chrétienté n'est pas close.) Cette indépendance par rapport au pape se renforcera avec l'action de Saint Louis, monarque qui se place directement sous le signe de Dieu.

Dernière chose à propos de Bouvines : le comte de Flandre, vassal du roi de France et donc en théorie traître à son roi, est jeté en prison à l'issue de la bataille. Les droits d'un comte provenant d'une lignée pluri-centenaire, il n'est pas question de l'éxécuter. Philippe Auguste le rétablira dans ses droits 3 ans plus tard, moyennant un nouveau serment de vassalité.

On voit que pour la haute noblesse, et même pour les chevaliers, la bataille n'a rien de dramatiquement sanglant ni d'inexpiable, même s'ils courent des risques réels. Par contre, entre hommes de pied, qui n'ont pas les moyens de s'offrir une armure, elle est d'une brutalité terrifiante : tout est permis. De même pour un chevalier jeté à terre, les fantassins adverses sont une menace mortelle : ils ne touchent pas toujours leur part de rançon. Le respect des consignes - un chevalier adverse vaut de l'or - n'est donc pas absolu et dépend des circonstances de la bataille : il faut avoir le temps d'emporter un prisonnier. Si la bataille est trop violente pour le permettre, un chevalier désarçonné est en danger de mort. D'où l'importance, la sophistication et le coût toujours plus élevé des armures, qui doivent protéger jusqu'aux articulations contre l'intrusion d'un couteau, par exemple. Elles coûtent une véritable fortune, à tel point que les jeunes nobles préfèrent attendre d'avoir les moyens de s'offrir une armure "dernière mode" pour être sacrés chevaliers.

--> En savoir plus sur la chevalerie.


Edité le 23-05-2008 à 22:27:37 par Pierma


Audrey
   Posté le 23-05-2008 ŕ 23:10:25   

Merci, Pierma, pour cet article qui énonce si bien certains points sur lesquels tout n'est pas forcément clair dans les livres d'Histoire...
Et merci également pour le lien où l'on peut approfondir quelque peu certaines notions élémentaires.
Pierma
   Posté le 24-05-2008 ŕ 17:29:19   

Sur ce lien, j'ai été un peu surpris d'apprendre que les premiers tournois (à pied) mettaient souvent aux prises plusieurs dizaines, voire centaines de combattants.

Sans aucune règle, sauf une "zone de refuge" où il était interdit de poursuivre les chevaliers trop cabossés.

Mais ça concorde avec ce que dit Georges Duby des premiers tournois : on en sortait fréquemment endommagé, et les morts n'étaient pas rares.

Il semble que certains tournois permettaient bel et bien de rançonner les prisonniers adverses. En fait, aucune différence avec la guerre, sauf que c'est un combat uniquement entre chevaliers.
ThunderLord
   Posté le 09-06-2008 ŕ 23:33:30   

Ouaip, d'ailleurs si mes souvenirs sont bons, les joutes avaient même été "déconseillées" aux nobles de haut rang à une certaine époque, après la mort de je ne sais quel souverain.

Merci en tous cas Pierma pour ce coup d'oeil panoramique sur une bataille dont je n'avais pas entendu parler en détail.