Sujet :

Espionnage russe 1939-45 : les Trois Rouges

Pierma
   Posté le 26-01-2009 à 23:07:21   

Les Trois Rouges


Deuxième guerre mondiale : un réseau d’espionnage russe en Suisse.





Le 22 juin 1941, Hitler déclenche l’attaque contre l’URSS. Il n’a pas réussi à vaincre l’Angleterre, mais celle-ci est bloquée sur son île : elle n’a plus d’armée. Hitler se tourne vers l’est pour donner à l’Allemagne son « espace vital » et les matières premières qui lui permettront de gagner la guerre. C’est une lutte à mort qui s’engage entre le nazisme et le communisme.

Les chars allemands foncent dans les plaines russes, multiplient les encerclements, détruisent l’une après l’autre les armées soviétiques. A la mi-septembre, ils sont à 400 km de Moscou, menacent l’Ukraine au sud – le grenier à blé russe – et ont déjà fait deux millions de prisonniers.



Une seule fausse note pour les Allemands : dès que leurs chars ont franchi la frontière, des émetteurs clandestins muets jusque alors commencent à « couiner » dans toute l’Europe occupée. Les services d’écoute de la Gestapo le signalent immédiatement. Les Russes ont manifestement implanté des réseaux dormants, qui se réveillent pour transmettre des informations à Moscou. Une terrible guerre de l’ombre commence entre les espions des deux camps.

Les Allemands constatent bientôt qu’il existe des émetteurs en Hollande, en Belgique. Un autre repérage provoque la stupeur de la Gestapo : deux postes émettent depuis Berlin !

Berlin ! La capitale du Reich, la ville la mieux surveillée du monde, où l’on a exterminé les militants communistes, où rien ne bouge depuis des années. C’est là que se trouvent tous les services d’état-major allemands, leurs transmissions radio. C’est de là que partent tous les ordres vers l’Est. Malheur ! Quels secrets s’échappent-ils ainsi ? Chaque télégramme envoyé peut signifier la mort de milliers de soldats allemands.



En argot d’espionnage, un émetteur s’appelle un piano. Ces pianistes qui communiquent chaque nuit en morse avec Moscou forment un véritable orchestre. La Gestapo les baptise « l’Orchestre Rouge » Elle mettra un an pour coffrer les membres berlinois et belges de ce réseau.

Pour faire bonne mesure, la Gestapo détecte quelques semaines plus tard trois postes qui émettent depuis la Suisse. Ce n’est pas plus rassurant : la moitié de l’industrie suisse travaille pour l’Allemagne, passer la frontière est un jeu d’enfant avec les bons papiers, et ces postes-là n’émettent sûrement pas pour rien. Le réseau basé en Suisse a forcément des informateurs en Allemagne. Ces trois postes, la Gestapo les baptise : les Trois Rouges.

Il sera plus difficile de coiffer ces trois émetteurs : à moins d’envahir la Suisse, on ne peut pas utiliser les camions de radio-détection qui permettraient de les localiser rapidement. A moins que les Suisses acceptent de laisser opérer la Gestapo sur son territoire ? Non, les Suisses ne veulent pas. Ils promettent de s’en occuper eux-mêmes. Bon. - La Suisse n’est pas connue pour son amour du communisme, ses services vont s’en occuper. La Gestapo envoie malgré tout quelques agents clandestins prendre langue avec ses contacts dans la police suisse, pour suivre ce qui se passe.

Pas certain que l’espionnage soviétique soit bien utile : les chars allemands sont en vue de Moscou. L’Armée Rouge a craqué devant le bulldozer allemand. A quoi servent les renseignements, quand on n’a plus de matériel ?


Un an plus tard, les Trois Rouges émettent toujours. Entre temps l’armée allemande a échoué devant Moscou, perdu plus d’un million de tués et blessés au cours d’un hiver épouvantable.

Hitler joue son va-tout au printemps 1942, en direction du Caucase et de ses puits de pétrole : il s’agit de priver de pétrole toute l’Armée Rouge d’un coup.



Après un démarrage foudroyant, qui prend les Russes par surprise, l’offensive tombe sur des résistances inattendues. L’expérience montre que l’Armée Rouge, pourtant sérieusement culbutée, est parfaitement renseignée sur les plans allemands.

La Gestapo a déjà démantelé, en juillet, le réseau de l’Orchestre Rouge. La qualité des agents découverts a consterné les nazis. Des Russes ? Oh non, malheureusement. Des officiers et des fonctionnaires allemands, et du beau linge ! Leur chef ? Un des principaux chefs de service à l’Etat-Major de la Luftwaffe, l’armée de l’air. Quand on sait où l’armée allemande envoie ses avions, il n’est pas difficile de deviner où vont ses chars. Les nazis épouvantés découvrent qu’on peut être officier allemand et communiste convaincu. Et qui, à Berlin, se méfierait d’un officier de haut rang ? Le simple bavardage amenait une foule d’informations secrètes. La Gestapo fait une hécatombe de ce réseau. 200 informateurs identifiés sont expédiés à la hache du bourreau ou à la potence. Parmi eux, de vrais agents et des bavards malheureux : les nazis ont fait place nette.

L’offensive allemande dans le Caucase se poursuit. A Stalingrad, les combats se durcissent. L’Armée Rouge est toujours au rendez-vous… et toujours aussi bien renseignée ! Cette fois c’est clair : massacrer l’Orchestre Rouge n’a pas suffi. Le réseau suisse a pris le relais. Chaque télégramme émis par les Trois Rouges couche sur le front de l’est un régiment allemand. Il faut faire taire ces émetteurs.

Mais alors, ce réseau soviétique, dont la base est en Suisse, qui le renseigne ? Et qui sont ces agents qui savent tout des plans allemands ? Comment les agents russes peuvent-ils obtenir des renseignements militaires à un niveau aussi élevé ? Il faudrait imaginer qu’il existe à Berlin un second réseau, sans aucun lien avec celui qu’on vient de démanteler, et qui serait renseigné… par l’Etat-Major de l’armée de terre allemande ? C’est impossible ! On ne va tout de même pas soupçonner Keitel, chef d’Etat-major, que toute l’armée a baptisé « le laquais d’Hitler.»

Schellenberg, chef du contre-espionnage à la Gestapo :
- Il y a un homme qui lit les plans par-dessus l’épaule du Führer.
Et Hitler lui-même :
- les Russes nous sont inférieurs dans tous les domaines, sauf l’espionnage.

A Berlin, on ne dort plus.

La Gestapo a retourné tous les services de l'Etat-Major, mené des enquêtes sur tout le monde, effectué des filatures et tendu des pièges à tous les officiers qui ont séjourné en Russie.

Résultat : néant.

Et si on envahissait la Suisse ?





Edité le 08-02-2009 à 04:33:12 par Pierma


Pierma
   Posté le 28-01-2009 à 14:08:30   

Les Trois Rouges


Un réseau bien renseigné... mais par qui ?





L’homme qui peuple les cauchemars des nazis s’appelle Alexander Rado. Il est hongrois, et dirige à Genève une agence commerciale de cartographie.


Alexander Rado.


Les services russes lui ont donné comme adjoint et opérateur radio un communiste anglais, Alexander Foote, ancien de la guerre d’Espagne, où il a combattu dans les Brigades Internationales. Ce militant communiste va jouer un rôle essentiel dans le réseau, en recrutant sa principale source d’informations en Allemagne.

En août 1941, alors que l’Armée Rouge est au plus mal, Alexander Foote annonce à son chef qu’il vient d’être contacté par un officier suisse, qui affirme disposer d’un groupe d’informateurs à Berlin. Problème : cet officier suisse accepte de transmettre des renseignements, mais il refuse de donner l’identité de ses informateurs allemands. Méfiant, Rado donne son accord mais demande à Alexander Foote de multiplier les précautions dans ses contacts : il risque de tomber sur des agents nazis en chasse, toutes ces promesses sont peut-être un piège.

Alexander Foote rencontre ainsi Rudolf Roessler, capitaine de l’armée suisse, qui lui transmet plusieurs feuillets d’informations, recopiées de sa main, et venant d’Allemagne. Foote et Rado sursautent en les lisant : ces informations valent de l’or. Elles sont vitales pour l’Armée Rouge. Tout y est : des données sur les effectifs de la Wehrmacht, sur ses armes, sur la localisation de ses troupes en Russie. Tout.

Sont-elles exactes ? Roessler refuse absolument de dire d’où elles viennent. Ses informateurs allemands n’ont pas envie de finir pendus. Lui-même ne veut traiter qu’avec Alexander Foote. Il n’a pas envie de rencontrer des dizaines d’agents russes. Il risque sa peau, dans cette histoire. Même en Suisse, une balle de la Gestapo est vite arrivée.

Les émetteurs de Foote transmettent ces informations au Centre de Renseignement à Moscou, avec un point d’interrogation. Réponse du Centre, après quelques semaines : ces informations sont exactes. Ordre au chef de réseau de découvrir les sources allemandes d’où elles proviennent.

Roessler reste intraitable. Il faudrait l’espionner pour découvrir quels sont les Allemands qui constituent son groupe d’informateurs. Comme c’est pratique ! Le Centre n’a pas l’air de se rendre compte qu’on risque d’effrayer Roessler et de perdre une source d’information vitale ! En attendant on donne un nom de code à cette source : ce sera Lucy. Lucy est donc un groupe d’officiers allemands non identifiés, connus de Roessler seulement.

Qui sont-ils ? Mystère ! Le chef du réseau soviétique n’en sait pas plus que la Gestapo.

Durant toute l’année 1942, la source Lucy transmet à Roessler des informations décisives. L’Armée Rouge s’en sert tous les jours dans le Caucase. Sur les indications de Lucy, elle sera au rendez-vous de Stalingrad.

Pendant ce temps, à Berlin, on met la dernière main au plan d’invasion de la Suisse.





Edité le 08-02-2009 à 07:10:40 par Pierma


Audrey
   Posté le 30-01-2009 à 23:25:48   

Merci, Pierma.
Voilà une page de l'Histoire (enrichissante) que j'ignorais ...et dont j'ai hâte de lire la suite.
Pierma
   Posté le 03-02-2009 à 00:01:56   

Les Trois Rouges


La chute du réseau





Le patron de l’armée suisse est le général Henri Guisan. Son métier : protéger la neutralité suisse. Par les armes s’il le faut. C’est un peu paradoxal, mais sa détermination – et celle de ses soldats – ne fait aucun doute. En plus des troupes d’active, peu nombreuses mais bien équipées, l’armée suisse est une armée populaire, capable de mettre une arme dans les mains de chaque citoyen, qui est entraîné à s’en servir. Formule unique à l’époque.

Son plan de défense repose sur l'idée d'un "réduit alpin." On abandonnerait le plat pays - où se trouvent la plupart des usines dont l'Allemagne est le client principal - pour garder les vallées des Alpes et du Jura, qui sont déjà protégées par des fortifications. Un plan crédible - la défense est possible - et dissuasif - les Suisses occupés pourraient bien se mettre à saboter leur production.


Le général Guisan passe en revue un régiment suisse.


A la fin 1942, le général Guisan informe son gouvernement, qui demande à l’ambassadeur allemand à Berne si les « rumeurs persistantes » d’une invasion de la Suisse sont fondées. Réponse : « mais jamais de la vie ! » Pas démonté, le général transmet les détails du plan d’invasion et demande que les Allemands s’expliquent.

Le capitaine Roessler, qui renseigne si bien les Soviétiques, est également fidèle à son pays. La source Lucy a transmis le plan d’invasion !

Cette fois Hitler prend une crise de nerfs. Il veut des têtes ! On doit démasquer les traitres, les pendre ! Que la Suisse attende le printemps, elle sera écrasée sous les bombes ! (Pour cet hiver, on a quelques soucis à Stalingrad)

De plus en plus perplexe, la Gestapo ne voit qu’une explication : si les officiers de l’Etat-Major ne sont pas impliqués – on a vérifié 10 fois le dossier de chacun, et d’ailleurs les mutations y sont très fréquentes – il reste le service central des transmissions de l’armée. Schellenberg propose et obtient que tout le personnel des transmissions, depuis son chef jusqu’au dernier de ses opérateurs radios, soit remplacé et muté sur le front. Désordre assez réjouissant, au moment où les Russes sont en pleine contre-offensive à Stalingrad.

Après la capitulation de Stalingrad, le général Von Manstein monte une offensive osée qui rétablit la situation à l’est. Tous les ordres font l’objet d’un silence radio total. Surprise réussie : pour une fois, les Russes sont pris au dépourvu. Lucy n’a pas prévenu.


Mars 1943 : contre-offensive Von Manstein, après la chute de Stalingrad


La Suisse, maintenant : à l’état-major allemand, les officiers ne sont pas chauds. On a déjà assez de soucis comme ça sans partir en plus à l’assaut des réduits alpins. Et voyez la Yougoslavie ! Les partisans y tiennent la montagne et immobilisent 500 000 hommes de la Wehrmacht. Les soldats allemands l’ont baptisée le chaudron. Faire la même guerre en Suisse ? Pour trois émetteurs clandestins ?

Au printemps 43, on se contente de menacer la Suisse des pires sévices. Bombardements massifs sur les villes (Genève, Lausanne…) où se trouvent les émetteurs, par exemple. Le gouvernement suisse accepte d’intensifier l’enquête pour trouver ces émetteurs et de rendre compte de ses résultats. La police fédérale suisse se met au travail.

Il suffirait de demander au général Guisan : qui l’a prévenu du risque d’une invasion allemande de la Suisse ? C’est l’affaire de quelques jours. Avec une rapidité toute helvétique, l’arrestation des membres du réseau va prendre trois mois. Alexander Foote a la nationalité anglaise, Roessler est suisse : ils vont attendre la fin de la guerre dans une prison suisse. Rado, chef du réseau, qui est hongrois et communiste, risquait l’extradition, qui l’aurait mis entre les mains de la Gestapo. Il passe dans le Jura français et gagne les maquis de l’Ain avec la complicité de la résistance française. La police fédérale est étrangement malchanceuse.

Ce délai a permis à Alexander Foote de transmettre par radio tous les renseignements que fournit la source Lucy sur l’offensive allemande de Koursk. Les Soviétiques entament la plus grande bataille de chars de l’Histoire en lançant des tracts de bienvenue sur des unités allemandes nommément désignées. Dure bataille, qu’ils gagneront de justesse. Mais le gros des forces blindées allemandes est brisé : juillet 1943, l’Allemagne a perdu la guerre.

Le réseau des Trois Rouges est tombé. Il a rendu tous les services possibles. Un seul homme sait qui étaient les informateurs désignés sous le nom de code Lucy. Mais dans sa confortable prison helvétique, Roessler se tait.

La vérité ne sera connue - publiquement - que dans les années 70.





Edité le 08-02-2009 à 07:12:44 par Pierma


LK
   Posté le 04-02-2009 à 11:12:56   

Très interessants, ces récits d'Histoire
Pierma
   Posté le 08-02-2009 à 05:46:36   

Les Trois Rouges


Qui étaient les informateurs allemands ? Quelques indices à examiner.





Pour comprendre toute l’histoire, il faut se promener un peu dans le passé. Remonter avant l’attaque allemande contre la Russie.

Première étape : Londres, 1938.

Pour les services secrets, la guerre a déjà commencé. Le chef de guerre de L’Intelligence Service s’appelle Sir Claude Dansey. Un maître-espion. Il sait que le renseignement va peser lourd dans la guerre qui s’annonce en Europe.

Ce qu’il ne sait pas, c’est de quel côté va pencher l’Union Soviétique. D’ailleurs, amie ou ennemie, son métier est de l’espionner. Il a réussi un coup de maître : retourner un authentique communiste anglais, connu des Soviétiques. Il s’agit d’Alexander Foote.

Parti en Espagne pour combattre le fascisme, Foote en est revenu anti-fasciste – c’est logique - et anti-communiste – c’est plus déroutant. En réalité, il a été horrifié par les procédés des staliniens, qui fusillaient volontiers au moindre soupçon, ou pour prendre des postes clé dans les rangs républicains. Pas difficile de le retourner : il l’est déjà. Sir Claude Dansey va réussir à le présenter au chef de poste russe en Suisse. Et voila Alexander Foote recruté par les services russes. Un bon placement.

Deuxième étape : Londres, en juin 1940, à Bletchley Park.

Bletchley Park est une résidence cossue au milieu d’un parc, dans la banlieue de Londres. C’est là que les services secrets français, qui l’ont reçu des services polonais rescapés, transmettent aux Anglais un exemplaire de la machine Enigma, et tous les travaux réalisés jusque-là par les casseurs de code et les mathématiciens polonais et français.

Cette machine a été barbotée aux Allemands par les services polonais. Les Allemands le savent peut-être, mais s’en fichent sûrement : cette machine à crypter présente des milliers de réglages possibles.

Les services d’écoute anglais captent tout le trafic radio des Allemands, à destination de leurs sous-marins dans l’Atlantique, ou des troupes sur le front Est. Mais c’est de l’hébreu. Indécryptable.


La machine à crypter allemande : Enigma.


Les Allemands ont une telle confiance dans leur machine à crypter qu’ils l’utilisent pour toutes leurs transmissions : la marine, l’aviation, l’armée de terre, codent leurs messages sur une Enigma. Bien entendu chaque utilisateur reçoit à l’avance les indications de réglage valables pour lui seul, jour par jour.

Pour l’utilisateur allemand, un bonheur : il suffit de caler sa machine selon les réglages prévus pour la journée ou la semaine en cours. Il tape son texte, mais la machine frappe une lettre à la place d’une autre, et son texte apparaît en crypté.

Pour l’équipe de décryptage installée à Londres, une horreur. Parmi eux, Alan Turing, mathématicien célèbre, qui réfléchit depuis longtemps sur l’idée de machine programmable – il disait « machine pensante » - et qui réussira à automatiser le décryptage, à partir de 1943. Ses travaux serviront à la réalisation des premiers ordinateurs.


Bletchley Park : le manoir abrite aujourd'hui le musée Enigma.


Il lui faudra un an pour réussir à décrypter un premier message. D’autres suivront. A partir de l’automne 1941, l’équipe de Bletchley Park est en mesure de décrypter 30 à 40% des messages Enigma.

Il était temps : les cargos anglais se font massacrer dans l’Atlantique, et la Wehrmacht est en route pour Moscou.

Troisième étape : Staline au Kremlin, en mai 1941.

Intoxiqué par la Gestapo en 1937, qui réussit à lui faire croire que les militaires russes complotent contre lui, il a fait exécuter la moitié des officiers de l’Armée Rouge.

En mai 1941, Staline réussit l’exploit de s’intoxiquer tout seul. Tout le monde sait que l’Allemagne va attaquer l’URSS. Il est le seul à ne pas y croire. Il a signé un pacte de non-agression avec l’Allemagne, son ami Hitler ne lui ferait pas ça !

Le monde entier le prévient. Ses propres services, qui n’ont qu’à ouvrir les journaux de l’Europe occupée pour le savoir, annoncent que la Wehrmacht au grand complet se rassemble en Pologne, en Prusse orientale et en Slovaquie.

La Gestapo ne fait pas beaucoup d’efforts pour masquer les intentions allemandes. Sans doute pensent-ils que c’est impossible : 3 millions de soldats sont en train de prendre leurs positions. Il suffirait d’envoyer quelques avions d’observation pour en être sûr, mais Staline interdit toute provocation.

Les services français – oui, ils sont à Vichy, mais il y a beau temps qu’ils ont appris à se donner les missions qui leur conviennent. Ils sont en contact permanent avec Londres. – les services français signalent à leurs collègues soviétiques le mouvement de chaque unité allemande stationnée en France qui fait ses bagages pour partir vers l’est. (oui, L’URSS a un ambassadeur à Vichy... )

L’Orchestre Rouge, bien implanté à Berlin, sait tout des préparatifs allemands. Son chef, Léopold Trepper, se précipite à Vichy pour faire transmettre la date de l’attaque par la valise diplomatique de l’ambassadeur de Russie. Il ne veut pas utiliser ses précieux émetteurs berlinois. Pas encore. Réponse du Centre : le camarade Trepper a dû recruter un agent provocateur.

Les mieux informés sont les Anglais. Churchill signe de sa main un copieux bulletin de renseignement, accompagné d’une lettre personnelle offrant tout le soutien de l’Angleterre : pas de réponse. Pour Staline, c’est une provocation des impérialistes anglais.

Le 20 juin, il n’y a plus un seul bateau de commerce allemand dans les ports russes.

Astucieux, les généraux russes – il en reste - suggèrent que pour éviter tout malentendu frontalier, il serait bon de reculer l’Armée Rouge de 100 km, pour ne pas inquiéter Hitler. Staline accepte avec empressement. Les généraux russes (Joukov, en particulier) espèrent ainsi sauver leurs unités d’un massacre sur la frontière et disposer d’un délai pour les regrouper et contre-attaquer. Ils n’ont pas encore mesuré la rapidité de ce qui va leur tomber dessus.



Le 22 juin, la première victime de l’attaque est Staline : choc dépressif. Il mettra 10 jours avant de surmonter l’épreuve et de parler à la radio.

The heart of the matter : (au cœur du problème)

Mais alors, si Staline ne croit pas, refuse de croire, et même interdit qu’on lui dise… que toute l’armée allemande campe devant ses frontières, comment expliquer la prodigieuse efficacité du renseignement russe dès le lendemain de l’invasion ?

Staline a pourtant interdit qu’on espionne l’Allemagne. Pour ne pas irriter son ami Hitler. Depuis 1939, Staline compte que l’Allemagne, la France et l’Angleterre vont user leurs forces dans une guerre longue, comme celle de 1914. Lorsqu’ils seront épuisés, viendra le moment d’en profiter. La défaite rapide de la France a été une terrible surprise, mais enfin l’Angleterre tient bon. Hitler ne va certainement pas se lancer dans une guerre sur deux fronts.

Pas d’espions russes en Allemagne. S’il y en a, on les rappelle à Moscou. Si la Gestapo les soupçonne, on les livre à la Gestapo. Effrayant mais vrai : la Gestapo aura la joie de venir en prendre livraison à la frontière russe. Demandez à Margarethe Buber-Neumann : elle va passer directement du goulag au camp de concentration. (Ravensbrück) Motif : il est interdit de taquiner Hitler.

Le réseau basé en Suisse va pourtant bénéficier d’une chance incroyable : il n’a pas d’agent en Allemagne, mais un capitaine suisse lui livre sur un plateau tous les renseignements dont rêve Moscou. Alors que la Russie envahie passe des moments terribles, chaque nuit les pianistes des « Trois Rouges » envoient les informations qui permettent à l’Armée Rouge de sauver la mise, puis de reprendre l’offensive.

Au début, le Centre se méfie. Les premières informations reçues sont exactes, mais rien ne prouve que ça continuera. A Moscou, on aimerait savoir quel est ce « groupe d’officiers allemands » qui sait tant de choses. Et s’il s’agissait d’une intox de la Gestapo ? Baser tous les plans de l’Armée Rouge sur une source inconnue ? Le Centre tremble chaque fois qu’il transmet à l’Armée Rouge les plans d’attaque allemands : il suffirait qu’ils soient faux pour provoquer une catastrophe. Par exemple, l’annonce qu’Hitler joue toute la guerre sur une attaque vers le Caucase et ses puits de pétrole sera traitée avec précaution : on ne va pas envoyer la moitié de l’Armée Rouge dans le sud de la Russie et laisser Moscou sans défense. Pas sur la foi d’une source dont on ignore tout. Mais l’expérience prouvera que ces renseignements sont toujours exacts.

Le plus stupéfiant est l’attitude de la Suisse. Pourquoi la Suisse protége-t-elle un réseau soviétique ? Avec la Gestapo et l’armée allemande à sa porte, pourquoi la Suisse prend-elle ce risque fou ? Se fâcher avec Hitler pour aider le régime communiste à survivre, voila une préoccupation qu’on n’aurait pas attendue du prudent gouvernement helvétique.

La guerre se termine et le Centre ignore toujours qui sont les officiers allemands qui l’ont renseigné. Un cas unique dans les annales de l’espionnage : voila un réseau qui ne connaissait pas… le nom de ses propres espions.

Il est temps de lever le voile, et de dire qui était la source Lucy, qui fournissait toutes ses informations au capitaine Roessler.

On a déjà compris que la réponse se trouve du côté de Londres.


Edité le 08-02-2009 à 07:22:06 par Pierma


Coolness
   Posté le 08-02-2009 à 22:58:12   

Honte à moi, j'ai pas fait un tour ici plus tôt


Gros merci Pierma, c'est super interressant tout ça !
Je pense que quand j'en aurais parlé à mon père, on aura un nouvel inscrit sur LPMA
Pierma
   Posté le 08-02-2009 à 23:15:58   

Coolness a écrit :

Je pense que quand j'en aurais parlé à mon père, on aura un nouvel inscrit sur LPMA

Ce sera un plaisir d'ête lu par papa Coolness.
Pierma
   Posté le 11-02-2009 à 21:20:27   

Les Trois Rouges


La clé de l’énigme.






Commençons par donner la solution. Qui était ce groupe d’officiers allemands à qui les Russes ont donné le nom de code Lucy ? Réponse : personne ! Ce groupe d’officiers n’existait pas. La Gestapo pouvait toujours fouiller Berlin : le capitaine Roessler se fournissait ailleurs. Il n’a jamais franchi la frontière allemande et ne recevait aucun informateur allemand.

Après l’attaque allemande contre la Russie, les Anglais ont retenu la leçon. Staline se méfie des informations transmises directement par eux. Même lorsqu’il s’agit d’un sujet vital. Certes, Staline a pu constater que les Anglais ne lui mentaient pas : l’événement leur a donné raison. Mais combien de fois encore Staline fera-t-il des erreurs de ce genre ?

Sir Claude Dansey a un second souci : ni les Russes, ni surtout les Allemands ne doivent savoir que Bletchley Park décrypte les transmissions allemandes. Si les Russes l’apprennent, ils vont exiger le mode d’emploi. Est-ce bien souhaitable de leur donner cet atout dont on dispose ? De plus, s’ils sont informés, ça augmente le risque que les Allemands l’apprennent et modifient leur machine Enigma. Dans ce cas, finis les décryptages.

Sir Claude Dansey a une idée : si on veut que les Russes prennent en compte des renseignements fiables, il faut que leurs espions les trouvent eux-mêmes.

C’est un réflexe humain dans les services secrets : on a davantage confiance dans les renseignements qu’on a découvert soi-même. Ceux que des collègues étrangers vous donnent… on n’a jamais une confiance absolue. Et les Russes sont particulièrement méfiants et paranos.

Evidemment, on leur donnera toutes les informations utiles pour eux, mais il faut qu’ils s’imaginent que ces informations viennent d’Allemagne.

Dansey propose de leur faire croire à l’existence d’un groupe d’informateurs constitué d’officiers allemands, et de faire transmettre par ce groupe imaginaire les informations dont les Russes ont besoin.

Il a justement à sa disposition cet agent, Alexander Foote, qu’un réseau russe en Suisse vient de recruter. La suite est assez simple : Alexander Foote va inventer la source Lucy. Il prend contact avec Roessler, honorable correspondant de l’Intelligence Service, et ils montent le coup ensemble. Roessler prétendra disposer d’informateurs à Berlin, sur lesquels il gardera le secret – pas difficile : ils n’existent pas. Il transmettra ensuite tous les renseignements que lui fourniront les Anglais, et qui proviennent du décryptage quotidien effectué à Londres.


Décryptage à Bletchley Park : Colossus, le premier calculateur électronique.


Cerise sur le gâteau : la Gestapo va passer deux ans à chercher en Allemagne des traîtres qui n’existent pas. C’est un excellent moyen pour créer un climat de suspicion au plus haut niveau de l’appareil militaire allemand.

Le plan d’invasion de la Suisse est une aubaine : Dansey sait parfaitement que les Suisses vont demander des explications aux nazis. Il réussit à provoquer une purge dans les services de transmission de Berlin. Les Allemands mettent eux-mêmes le désordre dans leur propre organisation. On ne pouvait rêver mieux.

Le général Guisan est sans doute prévenu par l’ambassadeur anglais en Suisse que ce réseau russe est sous contrôle et peut être utile à la Suisse : on lui transmettra tous les renseignements qui peuvent l’intéresser, et Dieu sait si cet honnête homme se méfie des initiatives nazies et de leurs agents en Suisse allémanique. On comprend mieux ainsi les lenteurs de la police fédérale.

Au total, une opération parfaitement réussie. Les Russes ignoreront longtemps qu’ils étaient renseignés par les Anglais. A la fin de la guerre, Sir Claude Dansey prend sa retraite avec la satisfaction du devoir accompli. Il en a fait bien d’autres, d’ailleurs. L’explication de ses succès tient en une phrase : face à un professionnel d’une telle maîtrise, la Gestapo n’était vraiment pas à la hauteur.

Prochain et dernier post : que sont-ils devenus ?
Audrey
   Posté le 14-02-2009 à 10:53:31   

Je trouve enfin le temps de lire la suite de ton article, Pierma.
Un grand, grand merci pour ce dessous de l'Histoire que j'ignorais. Enrichissant également sur certaines pratiques de l'espionnage...
ThunderLord
   Posté le 15-02-2009 à 20:06:52   

Parfaitement passionnant, Pierma ! Je viens de tout lire d'une traite, et ce fut une lecture captivante. Jamais je n'avais entendu parler de ces réseaux clandestins auparavant, et je suis surpris par l'acuité de la réflexion des services secrets britanniques.
Pierma
   Posté le 17-02-2009 à 01:13:48   

Merci à tous les 2.

Voici le dernier épisode.
Pierma
   Posté le 17-02-2009 à 01:43:28   

Les Trois Rouges


Que sont-ils devenus ?





Jugé en 1945, Roessler sera libéré pour services rendus, sur la parole du général Guisan. Alexander Foote est libéré également : il n’a pas espionné la Suisse, mais les nazis. Il part rejoindre Rado à Paris. L’ambassade russe les met dans un avion pour Moscou. Rado sait que le Centre est furieux : il n’a pas réussi à identifier ses informateurs allemands, qui pourraient encore être utiles. De plus, Rado a été envoyé en Suisse, par les chefs de l’espionnage militaire russe, fusillés en 1937. Qui sait s’il n’a pas comploté lui aussi contre Staline ?

Dans le même avion, il y a Léopold Trepper, le chef de l’Orchestre Rouge. Un survivant. Trepper et Rado, pour les mêmes raisons idiotes, vont passer 9 ans à la Loubianka, la prison du KGB. Après la mort de Staline, ils seront réhabilités, libérés… et décorés.

Alexander Foote, bon militant communiste anglais sur lequel ne pèse aucune suspicion, est invité à venir prendre des cours à Moscou. Il sera le seul occidental à passer par le centre de formation du KGB. Devenu officier du renseignement soviétique, il est envoyé à Berlin en 1948. Il en profite pour repasser du côté allié.

Tout savoir des méthodes des agents du KGB en allant suivre leur formation, que demander de plus ?


"Espion pour Staline" : un journal anglais raconte l'odyssée et le retour d'Alexander Foote.


L’Intelligence Service se passionne pour l’enseignement du KGB, mais Foote est mis en retraite : on se demandait s’il n’était pas devenu un petit peu russe.

Un mot sur un homme à peine entrevu : le mathématicien Alan Turing.

Il occupe une place importante dans l’histoire des mathématiques au 20ème siècle - pour un complément essentiel au fameux théorème de Gödel - et dans l’Histoire pour avoir été le pivot du travail de décryptage d’Enigma, en particulier pendant les moments les plus dramatiques de la Bataille de l’Atlantique. Sa machine à décrypter a permis d’automatiser le travail et d’en utiliser plus rapidement les indications. Cette exploitation rapide était vitale dans la bataille de l’Atlantique, pour lancer la chasse aux sous-marins allemands ou détourner les convois anglais. Elle a servi également en Russie, on vient de le voir, puis en Normandie.

Alan Turing a également travaillé avec les Américains à la conception de l’ENIAC, le premier ordinateur de l’Histoire. Celui-là servait au décryptage automatique des codes japonais et aux calculs nécessaires au projet atomique.


Alan Turing.
"Ce qui m’intéresse n’est pas de mettre au point un cerveau puissant, rien qu’un cerveau médiocre, dans le genre de celui du président de l’American Telephone and Telegraph Company."


Le génie d’Alan Turing a été mal remercié. Il se trouve qu’il était homosexuel. Dans l’esprit d’un militaire borné de l’époque, être homosexuel constituait un « security risk » Parce qu’il vit dans la dépravation, parce qu’on peut le faire chanter en menaçant de révéler son « anomalie » etc… Turing savait absolument tout sur les derniers développements de l’électronique, des ordinateurs et du décryptage. Il était donc, du point de vue des militaires alliés, une cible fragile pour l’espionnage russe.

Dans la réalité, Alan Turing ne cachait pas son homosexualité, et l’espion russe qui aurait essayé ce chantage aurait provoqué chez lui un beau fou rire. Mais Turing aggravait son cas en se trouvant un petit ami allemand et en faisant des séjours dans l’Allemagne de la Guerre Froide.

Les militaires anglais et américains ont commencé à le harceler et ne l’ont plus lâché. Il a dû subir un traitement médical pour « guérir sa maladie » et une inquisition constante de sa vie privée. Il a fini par décider de se suicider. Destin injuste qui appelle la compassion : il est rare qu’un mathématicien génial soit victime de la stupidité militaire… pour avoir sauvé son pays.


Audrey
   Posté le 17-02-2009 à 21:08:03   

Dramatique fin pour Alan Turing... un cerveau qui aurait très largement mérité qu'on lui fasse la place nécessaire pour continuer tranquillement ses recherches, au lieu de le harceler et le pousser à cette extrémité !
ThunderLord
   Posté le 22-02-2009 à 18:24:58   

Encore une fois, les patriotes qui apportent à leur pays sont rarement correctement remerciés... Chapeau à Alexander Foote qui a continué à pousser son avantage, espionnant deux super-puissances coup sur coup... Joli coup !
Pierma
   Posté le 26-02-2009 à 20:00:01   

Audrey a écrit :

Dramatique fin pour Alan Turing... un cerveau qui aurait très largement mérité qu'on lui fasse la place nécessaire pour continuer tranquillement ses recherches, au lieu de le harceler et le pousser à cette extrémité !

J'ai mentionné cette "histoire dans l'histoire" parce que je la trouve franchement abominable.

Alan Turing s'est suicidé en imprégnant une pomme avec du cyanure.

Il s'est beaucoup dit que le logo d'Apple était un hommage à Alan Turing, avant que Steve Jobs ne mette en circulation une histoire "commercialement correcte."




ThunderLord a écrit :

Chapeau à Alexander Foote qui a continué à pousser son avantage, espionnant deux super-puissances coup sur coup... Joli coup !

Pas ordinaire, en effet, son parcours touristique !


Edité le 26-02-2009 à 20:02:32 par Pierma


Audrey
   Posté le 28-02-2009 à 11:06:40   

Pierma a écrit :

Alan Turing s'est suicidé en imprégnant une pomme avec du cyanure

Un choix tout aussi étrange que son parcours...